CHAPITRE XIII
Une fois la flotte cheresque massée sur le plateau, le rythme des activités s’accéléra dans les fortifications. Les unités d’infanterie de Rhodar commençaient à arriver du campement de l’Aldur et à escalader les ravines étroites menant au sommet de l’A-pic ; d’interminables queues de voitures amenaient le ravitaillement et le matériel au pied de la falaise où les énormes treuils attendaient pour les hisser le long de la paroi de basalte. Les commandos de Mimbraïques et d’Algarois sortaient généralement avant l’aube pour aller sans cesse plus loin ravager les villes et les champs encore épargnés. La destruction des pauvres villages thulls si mal protégés, les traînées de feu d’une demi-lieue de large tracées dans les champs de grains mûrs avaient fini par décider les Thulls léthargiques à organiser un semblant de résistance. Ce fut lamentable : les Thulls se précipitaient inévitablement vers le dernier endroit attaqué par les Mimbraïques ; ils arrivaient des heures, sinon des jours trop tard, pour ne trouver que des ruines fumantes, des soldats morts et des paysans terrifiés, dépouillés de tout. Et s’ils tentaient d’intercepter les Algarois aux chevaux rapides comme l’éclair, ils ne rencontraient que des acres et des acres de terre calcinée. Les assaillants avaient pris la fuite et les tentatives pathétiques des Thulls pour les rattraper étaient vouées à l’échec.
Les Thulls n’eurent même pas l’idée d’attaquer les fortifications à partir desquelles opéraient les pillards, ou si elle les effleura, ils l’écartèrent aussitôt, n’ayant pas le cran d’attaquer des positions aussi fortement défendues. Ils préféraient s’agiter dans tous les sens, éteindre les incendies et se plaindre amèrement à leurs alliés murgos et malloréens de leur manque de coopération. Les Malloréens de l’empereur ‘Zakath refusaient obstinément de mettre le nez hors de leur camp de base de Thull Zelik, mais les Murgos de Taur Urgas firent quelques descentes dans le sud du Mishrak ac Thull, un peu en signe de solidarité envers leurs frères angaraks, ou plutôt, supputa le roi Rhodar, parce que leurs manœuvres les amenaient dans les parages. On découvrit même quelques éclaireurs murgos aux environs des fortifications. Des patrouilles sortaient tous les jours pour nettoyer les collines arides des espions murgos tandis que les hallebardiers drasniens et des bataillons de légionnaires exploraient les vallées rocheuses, dénudées, des alentours. Des hommes de clan algarois, censés se reposer de leurs lointaines équipées, inventèrent un nouveau jeu baptisé « safari-Murgo », se vantèrent beaucoup de leurs coups de main et insistèrent vertueusement sur le fait que s’ils sacrifiaient leur temps de repos, c’est qu’ils se sentaient responsables de la sécurité des fortifications. Protestations qui n’abusaient évidemment personne.
— Il est vraiment indispensable de patrouiller dans cette région, Rhodar, se récria le roi Cho-Hag. Mes enfants ne font que leur devoir.
— Leur devoir ? ricana Rhodar. Mettez un Algarois à cheval et montrez-lui une colline dont il n’a pas encore vu le versant opposé ; il trouvera toujours un prétexte pour aller jeter un coup d’œil derrière.
— Vous êtes injuste avec nous, s’offusqua Cho-Hag.
— Je vous connais.
Ce’Nedra et ses deux plus proches compagnes avaient observé avec une amertume croissante le départ des cavaliers algarois au cœur léger. Tandis qu’Ariana était, comme toutes les Mimbraïques, habituée à une vie assez sédentaire et à attendre patiemment au coin du feu pendant que les hommes batifolaient dehors, Adara, la cousine algaroise de Garion, supportait mal sa réclusion.
En bonne Algaroise, elle avait besoin de sentir le vent caresser son visage et jouer dans ses cheveux, et d’entendre le tonnerre des sabots de son cheval. Son caractère finit par se gâter et elle soupirait de plus en plus souvent.
— Alors, mesdames, qu’allons-nous faire aujourd’hui ? leur demanda Ce’Nedra par un beau matin ensoleillé, après le petit déjeuner. Comment allons-nous passer le temps jusqu’à midi ?
C’était une question purement gratuite, puisqu’elle avait déjà des projets pour la journée.
— Nous pourrions faire un peu de broderie, suggéra Ariana. Cet art occupe plaisamment les doigts et le regard tout en libérant l’esprit et les lèvres pour la conversation.
Adara leva les yeux au ciel en soupirant.
— Et si nous allions voir mon seigneur montrer aux serfs à se préparer au combat ?
Ariana trouvait toujours un prétexte pour aller voir Lelldorin pendant la moitié de la journée au moins.
— Si je vois encore un homme transformer une balle de foin en pelote à épingles, je crois que je vais crier, déclara Adara d’un ton quelque peu acerbe.
— Nous pourrions faire une tournée d’inspection, suggéra vivement Ce’Nedra afin de couper court à la prise de bec qu’elle sentait poindre à l’horizon.
— Ce’Nedra, nous avons déjà inspecté douze fois toutes les casemates et tous les baraquements des fortifications, lui rappela Adara avec une certaine impatience. Si un vieux sergent m’explique encore bien poliment le fonctionnement d’une catapulte, je le mords.
— Mais nous n’avons pas inspecté l’extérieur des fortifications, insinua la princesse avec un petit sourire malicieux. Ne pensez-vous pas que cela nous incombe aussi ?
Adara lui jeta un rapide coup d’œil et un sourire apparut lentement sur son visage.
— Absolument, acquiesça-t-elle avec enthousiasme. Il est étrange que nous n’y ayons pas songé plus tôt. Je dirais que nous avons été fort négligentes, non ?
— Je crains que le roi Rhodar ne soit vivement opposé à un tel projet, objecta Ariana en fronçant le sourcil.
— Rhodar n’est pas là, riposta Ce’Nedra. Il est parti faire l’inventaire des dépôts avec le roi Fulrach.
— Dame Polgara ne serait sûrement pas d’accord non plus, insista Ariana, d’un ton indiquant que sa volonté fléchissait.
— Dame Polgara est en conférence avec Beldin, le sorcier, indiqua Adara, l’œil brillant de malice.
— De sorte, mesdames, que nous sommes plus ou moins livrées à nous-mêmes, n’est-ce pas ? fit Ce’Nedra, la bouche en cœur.
— Il est à craindre que nous nous fassions vertement tancer à notre retour, nota Ariana.
— Eh bien, nous en serons fort marries, ricana Ce’Nedra.
Un quart d’heure plus tard, la princesse et ses deux amies, vêtues de cuir noir comme les cavaliers algarois, franchissaient les fortifications au petit galop, escortées par Olban. Le plus jeune fils du Gardien de Riva n’avait pas l’air emballé par l’idée, mais Ce’Nedra ne lui avait pas laissé le temps de discuter et encore moins de prévenir les gens susceptibles de mettre fin au projet, aussi Olban accompagna-t-il la petite reine de Riva sans poser de questions, comme toujours.
Les tranchées hérissées de pieux qui longeaient la muraille extérieure étaient très intéressantes, mais rien ne ressemblait plus à une tranchée qu’une autre tranchée, et il fallait un esprit particulièrement pénétrant pour les trouver longtemps intéressantes.
— Très joli, décréta allègrement Ce’Nedra à un hallebardier drasnien qui montait la garde au sommet d’une butte. Ces tranchées sont splendides, et tous ces pieux magnifiquement aiguisés... Je me demande bien où vous avez pu trouver tout ce bois ? ajouta-t-elle avec un coup d’œil au paysage aride.
— Je pense que ce sont les Sendariens qui l’ont fait venir du nord, Majesté, répondit le hallebardier. Nous avons demandé aux Thulls de le débiter en tronçons et de tailler le bout en pointe. Ils sont très doués pour faire les pieux, une fois qu’on leur a expliqué comment s’y prendre.
— Vous n’avez pas vu passer une patrouille à cheval, il y a une demi-heure à peu près ? reprit innocemment Ce’Nedra.
— Si, Majesté. Messire Hettar d’Algarie et quelques-uns de ses hommes. Ils sont partis par là, fit le garde en tendant le doigt vers le sud.
— Ah ! Si on vous demande quelque chose, dites que nous sommes allés les rejoindre. Nous devrions être de retour d’ici quelques heures. Messire Hettar a promis de nous attendre à la limite sud des fortifications, déclara très vite Ce’Nedra pour prévenir toute objection. Ne le faisons pas attendre. Vous avez vraiment mis un temps fou à vous changer, mesdames, fit-elle en se tournant vers ses compagnes. Vous savez ce que c’est, fit-elle en dédiant un clin d’œil complice au garde. Le costume d’équitation ne tombe pas comme il faudrait, et je te donne un dernier petit coup de brosse, et ça dure des heures. Allons, mesdames, dépêchons-nous. Messire Hettar ne va pas être content.
Avec un petit gloussement stupide, la princesse fit faire une volte à Paladin et s’éloigna au galop vers le sud.
— Ce’Nedra, s’exclama Ariana d’un ton outré quand elles furent hors de portée de voix, vous lui avez menti !
— Evidemment.
— Mais c’est terrible !
— Pas tant que de passer la journée à broder des pâquerettes sur un jupon débile, rétorqua la princesse.
Elles s’éloignèrent des fortifications, traversèrent une rangée de collines basses, tannées par le soleil, et s’engagèrent au galop dans l’immense vallée qui butait, dix bonnes lieues plus loin, sur l’énorme masse brune d’une chaîne de montagnes. Les trois filles se sentaient toutes petites dans ce paysage colossal. Leurs chevaux semblaient n’être que de minuscules fourmis rampant vers les montagnes indifférentes.
— Je ne m’attendais pas à quelque chose d’aussi vaste, murmura Ce’Nedra en se protégeant les yeux du soleil pour contempler le sommet des collines au loin.
Le fond de la vallée était plat comme un dessus de table, ponctué de buissons d’épineux rabougris et de pierres rondes, pas plus grosses que le poing. Les sabots de leurs chevaux soulevaient à chaque pas des nuages de poussière jaune, impalpable. Il n’y avait pas un souffle de vent. La matinée n’était qu’à peine entamée, mais le soleil était déjà brûlant, et des vagues de chaleur ondoyaient sur le sol, faisant danser les buissons vert-de-gris, poussiéreux.
Il faisait de plus en plus chaud. Il n’y avait pas trace d’eau et la sueur séchait presque instantanément sur les flancs de leurs chevaux haletants.
— Je pense que nous devrions songer à faire demi-tour, suggéra Adara en retenant sa monture. Il serait vain d’espérer atteindre les collines qui ferment la vallée.
— Elle a raison, Majesté, ajouta Olban. Nous sommes déjà allés trop loin.
Ce’Nedra tira sur les rênes de Paladin. L’animal laissa retomber sa tête comme s’il était au bord de l’évanouissement.
— Oh, arrête de t’apitoyer sur ton sort ! le houspilla-t-elle, agacée, car les choses ne se passaient pas du tout comme elle avait prévu. Si seulement nous pouvions trouver de l’ombre, reprit-elle en balayant du regard l’immense étendue désertique, semée de pierres.
Elle avait les lèvres sèches et le soleil commençait à lui taper sur la tête.
— Les environs ne paraissent point, douce Princesse, offrir ce réconfort, murmura Ariana, le regard perdu à l’horizon.
— Quelqu’un a-t-il pensé à prendre de l’eau ? demanda Ce’Nedra en s’épongeant le front avec son mouchoir.
Personne n’y avait songé.
— Nous ferions peut-être mieux de rentrer, décida-t-elle en regardant autour d’elle avec regret. Il n’y a rien à voir par ici, de toute façon.
— Des cavaliers ! fit soudain Adara en tendant le doigt.
Une douzaine d’hommes venaient de surgir d’un repli du sol, entre les collines, à une bonne lieue de là, et s’engageaient dans la plaine.
— Des Murgos ? hoqueta Olban en portant aussitôt la main à son épée.
Adara s’abrita les yeux du soleil et observa attentivement les cavaliers qui approchaient.
— Non, répondit-elle au bout d’un instant. Des Algarois. Ça se voit tout de suite à leur façon de monter.
— J’espère qu’ils ont de l’eau, fit Ce’Nedra.
Les cavaliers venaient droit sur eux en soulevant un nuage de poussière. Tout à coup, Adara étouffa un hoquet de surprise et devint d’une pâleur mortelle.
— Qu’y a-t-il ? s’inquiéta Ce’Nedra.
— Messire Hettar est avec eux, souffla-t-elle en réponse.
— Je me demande comment vous pouvez reconnaître quelqu’un à cette distance.
Adara se mordit la lèvre et resta coite.
Hettar retint sa monture en sueur tout près du petit groupe. Son profil d’oiseau de proie, sa queue de cheval lui donnaient un aspect sauvage, effrayant.
— Que faites-vous ici ? demanda-t-il d’un ton farouche.
— Nous avons eu envie de prendre un peu l’air, répondit Ce’Nedra d’un petit ton badin, dans l’espoir de le dérider.
Hettar l’ignora et prit Olban à partie.
— Vous avez sûrement perdu l’esprit, Olban ? lança-t-il âprement au jeune Rivien. Vous n’auriez jamais dû laisser les dames quitter les fortifications !
— Je n’ai pas d’ordres à donner à Sa Majesté, rétorqua Olban en s’empourprant.
— Allons, allons, Hettar, protesta Ce’Nedra. Il n’y a pas de quoi fouetter un chat ; nous faisions une petite promenade, voilà tout.
— Pas plus tard qu’hier, nous avons encore tué trois Murgos à une demi-lieue d’ici, répliqua Hettar. Si vous voulez prendre de l’exercice, faites le tour des fortifications en courant à l’intérieur. Ne sortez pas sans escorte en territoire hostile. Vous avez agi d’une façon très irréfléchie, Ce’Nedra. Rentrons, maintenant, ordonna-t-il d’un ton sans réplique, le visage aussi peu engageant que la mer en hiver.
— Nous venions justement de prendre la même décision, Messire, murmura Adara, les yeux baissés.
— Comment une Algaroise telle que vous, Dame Adara, a-t-elle pu sortir par cette chaleur sans penser à prendre de l’eau pour sa monture ? reprit-il après un coup d’œil réprobateur à son cheval épuisé. Je vous croyais plus intelligente que ça, conclut-il en hochant la tête d’un air dégoûté.
Le visage pâle et défait d’Adara faisait peine à voir.
— Donnez à boire à leurs chevaux, ordonna Hettar d’un ton péremptoire à l’un de ses hommes, puis nous les ramènerons aux fortifications. Mesdames, la promenade est terminée.
Adara était au supplice. Le visage embrasé par la honte, elle se tortillait sur sa selle en essayant d’éviter le regard implacable de Hettar. Dès que son cheval eut fini de boire, elle fit claquer ses rênes et enfonça ses talons dans ses flancs. Surpris, l’animal bondit en avant, ses sabots raclant le sol jonché de pierres, et partit ventre à terre.
Hettar poussa un juron et s’élança à sa poursuite.
— Qu’est-ce qui lui prend ? s’exclama Ce’Nedra.
— Notre douce compagne n’a point supporté les remontrances de messire Hettar, observa Ariana. Son opinion est plus chère à son cœur que sa propre vie.
— Hettar ? fit Ce’Nedra, sidérée.
— Ton œil, ô Princesse, T’aurait-il celé que notre douce amie en tient pour lui ? avança Ariana, quelque peu surprise. Il faut croire que Tu as la tête à l’évent.
— Hettar ? répéta Ce’Nedra. Si j’avais pu imaginer...
— Peut-être cela vient-il de ce que je suis mimbraïque, suggéra Ariana. Les femmes de mon peuple sont plus que les autres sensibles aux émois de leurs proches.
Il fallut peut-être une centaine de toises à Hettar pour rattraper Adara. Il arrêta brutalement son cheval en tirant sur ses rênes d’une main et commença à l’admonester d’une voix dure, la sommant de lui expliquer la raison de sa conduite. Adara ne savait plus comment se tourner sur sa selle pour l’empêcher de voir son visage.
Puis un mouvement imperceptible attira le regard de Ce’Nedra : un Murgo écarta le carré de toile bise sous lequel il était dissimulé, surgit comme un diable de sa boîte entre deux buissons rabougris, à une vingtaine de pas des deux cavaliers, et banda son arc dans leur direction.
— Hettar ! hurla Ce’Nedra.
Hettar ne pouvait voir le Murgo, car il était derrière lui, mais Adara comprit tout de suite qu’il visait son dos vulnérable. Dans un geste désespéré, elle lui arracha ses rênes des mains et, talonnant son cheval, fonça vers lui. Sa monture fit un écart, perdit l’équilibre et tomba à la renverse. Pris au dépourvu, l’homme au visage de faucon vida les étriers tandis qu’Adara cravachait son cheval à tour de bras.
Sans le moindre scrupule, le Murgo décocha sa flèche sur la jeune fille qui plongeait sur lui.
Malgré la distance, Ce’Nedra entendit distinctement le bruit que fit la flèche en frappant Adara. Elle en garderait jusqu’à la fin de ses jours le souvenir horrifié. Adara se plia en deux, sa main libre se crispa sur l’empenne de la flèche qui sortait de sa poitrine, pourtant elle maintint l’allure et sa trajectoire ne dévia pas d’un pouce. Elle renversa le Murgo qui roula à terre, sous les sabots de son cheval, mais l’homme se releva aussitôt. Il portait la main à son épée quand Hettar fondit sur lui, le sabre au clair. Puis ce fut comme si l’acier s’embrasait sous le soleil aveuglant et le Murgo s’écroula avec un cri terrible.
Hettar se tourna vers Adara sans prendre le temps d’essuyer sa lame ruisselante de sang.
— Je n’ai jamais rien vu de plus stupide... commença-t-il avec fureur.
Il ne finit pas sa phrase. La jeune fille s’était arrêtée à quelques toises du Murgo. Elle était pliée en deux sur sa selle, les mains crispées sur la poitrine, ses cheveux noirs retombant comme un voile de deuil sur son visage livide. Puis, lentement, elle s’affaissa et glissa à bas de sa monture.
Hettar lâcha son sabre et se précipita vers elle avec un cri étranglé.
— Adara ! gémit la princesse, horrifiée, en portant ses mains à son visage.
Hettar recueillit doucement la jeune fille dans ses bras. De sa poitrine sortait l’empenne de la flèche qui palpitait au rythme de son souffle haletant.
Lorsque le petit groupe les rejoignit, Hettar contemplait, hagard, le visage livide de la jeune fille.
— Petite idiote, murmurait-il d’une voix brisée. Petite idiote...
Ariana se laissa tomber à terre sans attendre l’arrêt de son cheval et courut vers eux.
— Ne la bouge point, Messire, lui ordonna-t-elle sèchement. La flèche lui a percé le poumon et si Tu la déplaces, son extrémité acérée tranchera le fil de sa vie.
— Retirez-la, ordonna Hettar entre ses dents.
— Que non pas, Messire. Oter la flèche causerait son trépas plus sûrement que de la laisser.
— Je ne peux pas supporter de la voir dépasser de son corps comme ça, hoqueta-t-il comme s’il allait éclater en sanglots.
— Eh bien, ne la regarde pas, Messire, rétorqua abruptement Ariana en s’agenouillant près d’Adara et en palpant la gorge de la blessée d’une main fraîche, compétente.
— Elle n’est pas morte, n’est-ce pas ? reprit Hettar d’une voix presque implorante.
Ariana secoua la tête.
— Elle est grièvement blessée, mais la vie palpite encore en son sein. Veuille, doux Sire, ordonner à Tes hommes d’improviser sur l’heure une litière. Nous devons emmener notre tendre amie au fort et la confier aussitôt aux soins experts de dame Polgara, faute de quoi la vie l’abandonnera.
— Vous ne pouvez rien faire ? croassa Hettar.
— Assurément non, Messire, dans cette étendue désolée, brûlée par le soleil. Point n’ai instruments ni remèdes, et la gravité de la blessure passe peut-être le domaine de mes compétences. Dame Polgara constitue son seul espoir. La litière, Messire. Allons, hâte-Toi !
Polgara ressortit de la chambre d’Adara vers la fin de l’après-midi, le visage austère et les yeux durs comme le silex.
— Comment va-t-elle ? lui demanda vivement Hettar.
Il arpentait le couloir de la casemate depuis le moment où ils avaient ramené la blessée, s’arrêtant de temps en temps pour flanquer dans les murs de pierre brute de grands coups de poing impuissants.
— Un peu mieux, répondit Polgara. Le pire est passé, mais elle est encore très faible. Elle vous a demandé.
— Elle s’en remettra, n’est-ce pas ? reprit Hettar.
— Sûrement, s’il n’y a pas de complications. Elle est jeune, et la blessure était moins sérieuse qu’il n’y paraissait. Le remède que je lui ai donné rend loquace, mais ne restez pas trop longtemps près d’elle. Elle a besoin de se reposer, conseilla la sorcière.
— Puis son regard se posa sur le visage en larmes de Ce’Nedra.
— Quand vous l’aurez vue, Majesté, venez dans ma chambre, ordonna-t-elle fermement. Nous avons à parler, toutes les deux.
Le visage de porcelaine d’Adara était encadré par la masse de ses cheveux bruns répandus sur l’oreiller. Elle était très pâle et semblait avoir du mal à fixer son regard, mais ses yeux étaient très brillants. Ariana était assise à son chevet.
— Alors, Adara, comment ça va ? demanda tout bas Ce’Nedra, de ce ton faussement enjoué que l’on prend dans la chambre d’un malade.
Adara lui répondit par un pauvre petit sourire.
— Vous avez mal ?
— Non, fit Adara dans un souffle. Je n’ai pas mal, mais je me sens toute drôle et j’ai la tête légère, légère...
— Pourquoi avez-vous fait ça, Adara ? demanda abruptement Hettar. Vous n’étiez pas obligée de foncer comme ça sur ce Murgo.
— Vous passez trop de temps avec les chevaux, Messire le Sha-dar, murmura Adara avec un sourire évanescent. Vous ne comprenez plus ceux de votre race et leurs sentiments.
— Que voulez-vous dire ? questionna-t-il, perplexe.
— Exactement ce que je viens de dire, Messire Hettar. Si vous voyiez une jument considérer un étalon avec intérêt, la signification de son regard vous apparaîtrait avec clarté, mais dès qu’il s’agit d’êtres humains, vous ne comprenez plus rien, n’est-ce pas ?
Elle eut une légère quinte de toux.
— Ça va aller ? demanda-t-il faiblement.
— Etonnamment bien, si l’on considère que je suis mourante.
— Que dites-vous là ? Vous n’allez pas mourir !
Elle ferma les paupières et esquissa un sourire.
— Je vous en prie, souffla-t-elle. Je sais ce que ça veut dire, de recevoir une flèche en pleine poitrine. C’est pour ça que j’ai demandé à vous voir. Je voulais voir votre visage une dernière fois. Il y a si longtemps que je vous regarde...
— Vous êtes fatiguée, assura-t-il avec brusquerie. Vous irez mieux après vous être un peu reposée.
— Ça, pour me reposer, je vais me reposer, reconnut-elle d’un ton mélancolique. Mais je doute fort d’aller mieux après. Le sommeil dans lequel je vais sombrer est de ceux dont on ne s’éveille jamais.
— C’est ridicule !
— Certes, mais ce n’en est pas moins vrai, soupira-t-elle. Et voilà, mon cher Hettar. Vous avez fini par m’échapper. Belle chasse à l’homme, pourtant. J’avais même demandé à Garion s’il pouvait user d’un sortilège sur vous.
— Garion ?
Elle acquiesça d’un battement de paupières.
— Vous voyez combien j’étais désespérée. Mais il m’a répondu que ce n’était pas possible, poursuivit-elle avec une petite grimace. A quoi peut bien servir la sorcellerie si on ne peut l’employer à se faire aimer ?
— Aimer ? croassa Hettar.
— De quoi croyez-vous que nous parlons, Messire Hettar ? De la pluie et du beau temps ? souffla-t-elle en le regardant avec un sourire éperdu. Il y a des moments où je vous trouve incroyablement obtus. Ne me regardez pas ainsi, Messire. Dans un instant, je cesserai de vous donner la chasse et vous serez libre.
— Nous en reparlerons quand vous irez mieux, dit-il enfin.
— Jamais je n’irai mieux, Hettar. Vous n’avez pas entendu ? Je suis mourante.
— Mais non, vous n’êtes pas mourante. Polgara nous a assuré que vous seriez bientôt sur pied.
Adara jeta un rapide coup d’œil à Ariana.
— Point mortelle n’est Ta blessure, ô douce amie, lui confirma doucement Ariana. Il est vrai que Tu ne vas pas mourir.
Adara ferma les yeux. Une légère rougeur monta à ses joues.
— Comme c’est embarrassant, murmura-t-elle. Je vous demande pardon, Hettar, poursuivit-elle en rouvrant les yeux. Je ne vous aurais rien dit si j’avais su que les médecins parviendraient, par leurs manigances, à me sauver la vie. Sitôt rétablie, je regagnerai mon clan. Je ne vous importunerai plus.
Hettar baissa les yeux sur elle. Son visage anguleux était parfaitement inexpressif, comme à l’accoutumée.
— Je ne pense pas que je serais d’accord, répondit-il en lui prenant doucement la main. Il y a des choses dont il faut que nous parlions, tous les deux. Ce n’est ni l’heure ni le lieu, mais tâchez de ne pas devenir trop inaccessible.
— C’est la pitié qui vous fait parler, soupira-t-elle.
— Non. Le sens pratique. J’ai maintenant, grâce à vous, un autre sujet de réflexion que l’extermination des Murgos. Il me faudra sans doute un moment pour me faire à cette idée, mais quand j’y aurai réfléchi, il faudra absolument que nous en reparlions.
Elle se mordit la lèvre et tenta de détourner le visage.
— J’ai fait un beau gâchis. A votre place, je serais mort de rire. Il vaut mieux que nous ne nous revoyions jamais.
— Non, dit-il avec fermeté en lui étreignant la main. Sûrement pas. Et n’essayez pas de m’échapper, parce que je vous retrouverais, quand bien même je devrais demander à tous les chevaux d’Algarie de vous chercher.
Elle lui jeta un regard surpris.
— Je suis Sha-dar, vous vous souvenez ? Les chevaux font tout ce que je leur demande.
— Ce n’est pas juste, protesta-t-elle.
— Et demander à Garion d’user de son pouvoir sur moi ? riposta-t-il avec un petit sourire interrogateur.
— Par tous les Dieux d’Alorie... souffla-t-elle en piquant un fard.
— Il faut qu’elle se repose, maintenant, décréta Ariana. Vous pourrez revenir la voir demain.
Une fois dans le couloir, Ce’Nedra leva les yeux sur le grand gaillard et lui passa un savon.
— Vous auriez tout de même pu lui dire quelque chose d’un peu plus encourageant, non ?
— C’aurait été prématuré, répondit-il. Nous sommes un peuple réservé, Princesse. Nous ne disons pas les choses pour le simple plaisir de parler. Adara comprend la situation.
Hettar semblait plus farouche que jamais avec son visage anguleux, impassible, et sa mèche crânienne flottant comme une crinière sur ses épaules gainées de cuir, mais ses yeux semblaient s’être adoucis, et elle crut discerner un pli étonné entre ses sourcils.
— Polgara n’a pas dit qu’elle voulait vous voir ? insinua-t-il.
C’était une façon polie mais ferme de l’envoyer promener. Ce’Nedra s’éloigna à grands pas, en marmonnant des récriminations où il était beaucoup question du manque d’égards qui semblait avoir contaminé la partie mâle de la population.
Dame Polgara l’attendait, assise dans sa chambre.
— Eh bien ? commença-t-elle en la voyant entrer. Vous donnerez-vous la peine de m’expliquer ?
— Vous expliquer quoi ?
— La raison de cette imbécillité qui a failli coûter la vie à Adara.
— Vous ne croyez tout de même pas que c’était ma faute !
— Qui a eu cette idée sinon vous ? Et que faisiez-vous hors des fortifications ?
— Nous étions juste sorties faire un petit tour. Nous nous ennuyons tellement, enfermées ici toute la journée.
— L’ennui... Belle raison d’envoyer vos amies à la mort.
Ce’Nedra la regarda en happant l’air comme une carpe, le visage blême tout à coup.
— Enfin, Ce’Nedra, pourquoi pensez-vous que nous nous sommes donné la peine de faire ériger ces fortifications sinon pour nous protéger ?
— Je ne savais pas qu’il y avait des Murgos dans les environs, gémit la princesse.
— Vous avez pris la peine de vous en assurer ?
Le poids de sa culpabilité sembla tout à coup s’abattre sur les épaules de Ce’Nedra. Elle se mit à trembler comme une feuille et porta une main frémissante à sa bouche. C’était sa faute. Elle pouvait se tortiller dans tous les sens et tenter de nier sa responsabilité, par son inconscience, l’une de ses plus chères amies avait failli mourir. Adara avait manqué payer de sa vie un moment d’insouciance puérile. Ce’Nedra enfouit son visage dans ses mains et éclata en sanglots.
— Les larmes ne laveront jamais le sang versé, Ce’Nedra, reprit Polgara après l’avoir laissée pleurer un moment comme pour lui laisser le temps de prendre la mesure de sa faute. Je commençais à me dire que je pouvais vous faire confiance, mais il est évident que je me trompais. Vous pouvez partir, à présent. Je n’ai plus rien à vous dire ce soir.
La petite princesse prit la fuite en sanglotant.